Science and Religion

Entretien avec le prof. Dominique Lambert (Wisques, 2004)

Question : Pourquoi étudier la rencontre entre la science et la théologie aujourd'hui ? Pourquoi on en a besoin ? Si nous en avons besoin … Je pose la question en tant que chrétien, pour les chrétiens, et, pourquoi pas, pour les scientifiques, pour qu'ils puissent tirer profit de cette rencontre avec le christianisme …

Réponse : Je pourrais répondre d'abord que, si nous croyons en Dieu, nous croyons avec tout notre être, c'est-à-dire à la fois avec notre corps, avec notre intelligence, avec notre âme. Et donc, d'une certaine manière, la dimension d'intelligence de la foi est très importante. La foi recherche une intelligibilité. Et, maintenant, l'intelligence essaie de s'ouvrir à une dimension qu'il n’y avait pas. Donc, c'est très important au niveau de l'unification de la personne, de l'unité de la vie personnelle qu'à un certain moment la dimension de science ne soit pas complètement à côté de la dimension de foi. Parce qu'alors on risquerait de voir la foi simplement limitée au domaine purement personnel, subjectif. Je pense qu’il est extrêmement important d’étudier les rapports entre science et foi parce que la science explore le même monde dont parle aussi le théologien. Le monde de la création est aussi le monde qu'étudie le scientifique. Donc, il est très important de montrer comment les deux regards – celui de la science et de la foi – peuvent être complémentaires pour la vie du chrétien.

Question : Dans un livre que vous avez écrit, vous étudiez les relations complexes entre la science et la foi et la théologie. Et il y a plusieurs perspectives. Je vous pose la question : quelle est votre perspective sur cette rencontre ? Deuxièmement, vous employez des mots comme « foi », « science » … qu'est-ce que nous devons employer ? La relation entre « la science et la foi », ou bien entre « la science et la théologie », ou entre « science et religion » ?

Réponse : Pour répondre directement à cette dernière partie de la question, il faut distinguer bien entendu « science-foi », « science-religion », « science-théologie ». La « science-foi », c'est comment le scientifique, par exemple, à titre personnel peut mettre ensemble son approche rationnelle objectivante du monde, qui est basée  sur un doute méthodique, sur une critique, et en même temps une attitude de foi qui est une attitude de confiance. Quand on parle des rapports entre « science et foi », c'est plutôt au niveau de la vie spirituelle du scientifique : comment fait-il pour mettre à la fois ces deux composantes de sa vie personnelle ?

Quand on parle de science et de religion, c'est plutôt le problème de comprendre comment les communautés religieuses, les institutions religieuses se sont positionnées par rapport au fait de la science. Comment, par exemple, l'Eglise chrétienne primitive s'est-elle positionnée par rapport à la science grecque, comment les communautés musulmanes se sont positionnées par rapport aux savoirs scientifiques ou technologiques, comment les protestants se situent-ils par rapport à la science […]

Quand on parle de science et théologie, on n'est plus dans le registre de la vie personnelle, on n'est plus dans le registre de la vie des communautés, de l'histoire des communautés et de leur éventuel affrontement, mais on est dans le registre de la connaissance : comment deux discours, oui ou non, peuvent-ils s'harmoniser, se rencontrer, s'articuler ? comment un même concept fonctionne différemment dans deux types de langage. Là, on est au niveau du discours. Ce sont ces trois niveaux qu'il faudrait distinguer.

Ma position personnelle à ce niveau de rapport science et théologie serait une position qui évite à la fois le concordisme, qui mélange l'ordre du monde et l'ordre de Dieu, d'une certaine manière, qui mélange les genres, les niveaux de discours, ce qui est très dangereux, parce qu'en mélangeant les niveaux de discours, on immerge Dieu dans le cosmos ou on transforme le cosmos en un dieu. On sombre dans le panthéisme : on fait des fautes intellectuelles puisqu’on mélange des concepts qui n’appartiennent pas du tout au même type de discours. Donc, ma position essaie d'éviter ce qu'on appelle le concordisme.

Mais, ma position tenterait d'éviter ce qu'on appelle le « discordisme », c'est-à-dire, le fait de maintenir de manière tout à fait séparées  la dimension de la foi et la dimension de l'intelligence. Pour moi, j'essaie de développer une pensée qui articule, c'est-à-dire qui maintient la différence entre les deux niveaux, qui essaie de chercher une médiation, un moyen terme entre le discours scientifique et le discours théologique. Comment peut-on penser ces articulations ? La science pose un tas de questions, au niveau de la science, au niveau éthique, mais souvent elle ne peut pas y répondre. Autrement dit, la science détruit des choses et ne prescrit rien. La science décrit le monde, mais elle ne répond pas à la question « pourquoi y a-t-il a un monde plutôt que rien du tout ? » ; « vers où va le monde ? », « quel est son origine métaphysique ? ».

La science laisse de côté toutes ces réponses, mais, par contre, ces questions peuvent être élaborées au niveau philosophique. Le philosophe reprend les questions du scientifique, les étudie, mais lui non plus, ne peut pas vraiment au nom de la raison opter pour l'une ou l'autre solution. La théologie vient éclairer, non pas s'opposer à l’intelligibilité de la science et de la philosophie, mais donner un surcroît de l'intelligibilité, un surcroît de lumière, qui va alors non pas détruire ce qu'on a déjà trouvé par la raison, mais plutôt parfaire, couronner ce que la raison avait trouvé. Donc, on ne part pas directement de la science vers la théologie. On ne part pas, par exemple, d'une formule de la relativité générale à l'existence de Dieu, mais la science dans la relativité générale va poser la question du commencement de l'univers, le philosophe va s’interroger sur le commencement, quel est le rapport avec la création, avec les origines métaphysiques, et le théologien pourra trouver sur cette question de l'origine des éclairages importants dans le livre de la Genèse, dans l'enseignement de l’Église …

Question : Donc on avait besoin d'un médiateur. Vous pensez que dans le dialogue entre la théologie et la science on  passe nécessairement par la philosophie… la philosophie de la science peut-être ?  ou grâce à un support philosophique qui peut interpréter les faits scientifiques.

Réponse : On pourrait dire que pour articuler science et la théologie on a besoin d'un discours qui clarifie les données, les concepts scientifiques, qui essaie d'en apercevoir la signification, qui dégage petit à petit des questions de sens, des questions éthiques que la science suscite, mais auxquelles elle ne peut pas répondre. Et, donc, je verrai cette instance philosophie médiatrice comme un plan de clarification, de précision, d’approfondissement des questions de sens, des questions métaphysiques, laissant ouverte la possibilité pour une lumière qui vient alors de la théologie.

Question : En tenant compte de ce qui s'est passé aujourd'hui et des questions qu'on a eu aujourd'hui, est-ce que vous constatez au moins d'une certaine manière un changement dans la science contemporaine par rapport à ce qui s'est passé avant, et si cela peut entamer un renouvellement de la réflexion de la rencontre entre la science et la théologie ?

Réponse : Ce qui apparaît dans la science contemporaine, c'est que, effectivement, une série des résultats invite peut-être à relativiser les prétentions du scientisme. Comme on le disait dans les différents débats, la science a changé, les résultats sont différents, on a poussé la science jusqu'au bout,  où l’on voit un certain nombre de limites des sciences. Mais par rapport à cela, on ne peut pas immédiatement dire qu’à partir de la question de ces limites, on va partir directement à Dieu. Ca serait dangereux, de simplement mettre Dieu dans les zones d'obscurité de la science.

Question : Dieu « bouche-trous » …

Réponse : Oui, “God of the gaps” … Mais, par contre, d'une certaine manière, le sens de ces limites est de montrer que certains rêves utopiques de l'homme de science ne sont plus possibles, ou plus exactement, que certaines représentations du monde qui pouvaient servir d'appui pour les philosophies de type scientiste ne sont plus d'actualité. Par exemple, le fait d'avoir montré qu'on ne peut plus décrire le monde comme une mécanique au sens classique du terme nous pose des questions sur l'utilisation de l'idée du mécanisme dans le scientisme du XIXème siècle ou dans certaines théories d'aujourd'hui. Moi, je verrai plutôt ces limites comme des questions. Maintenant, les voies scientifiques ne posent aucune question métaphysique, mais qui pour les philosophes en  posent un certain nombre. Certaines images du monde ne sont plus possibles et donc, certains codes d'appui traditionnels du scientisme ou du mécanicisme radical ne sont plus possibles. Mais par rapport à la discussion qu'on a eu tout à l’heure, c'est clair que la prise en compte de cela n'est pas toujours évidente pour un certain nombre de scientifiques, qui continuent malgré ces résultats à promouvoir une idéologie absolutisante. Il faut distinguer de la science les projets idéologiques implicites que le scientifique superpose à son activité.

Question : Pourriez-vous me donner des exemples de résultats contemporains qui font une sorte de « tremblement de terre » par rapport à ce qui était avant ? Un théorème ou quelque chose qu'on peut toucher ...

Réponse : Par exemple : le fait que je ne peux plus prendre un point de vue absolu, c'est-à-dire qu'il n'existe plus un lieu privilégié d'où je pourrais décrire le monde comme si je le voyais tout entier à mes pieds. Donc le fait qu’il n’existe pas de critère absolu, que je ne puisse pas prendre de position absolue face à l’espace, le temps, la matière, telle que la relativité nous l’a montré, est un exemple de la science contemporaine. Un autre exemple : les relations d’incertitude de Heisenberg : je ne peux pas mesurer simultanément la position et la vitesse d’une particule.

Question : En ce qui concerne la machine de Turing, ça aide à quelque chose ?

Réponse : Oui, là, ce serait le théorème d’incomplétude de Gödel. La machine de Turing produit tous  les résultats calculables.  Mais on peut se trouver devant des situations où je pose des problèmes à une machine de Turing. La machine de Turing comprend d'une certaine manière dans son langage le problème, mais on peut montrer que la solution du problème par la machine de Turing prendra un temps infini. Pratiquement, elle ne le trouvera pas … Autrement dit, à partir des problèmes que l'on peut exprimer facilement en mathématique, on peut peut-être montrer qu'il n'existe aucun algorithme qui pourrait en donner la solution en temps fini …

Question : C'est une affirmation forte par rapport à ce qui s'est passé avant dans la science.

Réponse : Bien sûr, parce qu’auparavant,  si on comprend bien le programme de Hilbert, ou bien celui de Leibniz avant,  tout problème de mathématique avait une solution mathématique. Or, ce n’est pas nécessairement vrai. La vérité mathématique déborde largement la calculabilité.

Question : Qu'est-ce que vous attendez comme programme de la part des personnes qui se sont impliquées dans la relation entre science et théologie ? Qu'est-ce que vous attendez de la part des scientifiques, de la part de théologiens, comme démarche pour construire le pont entre les sciences et la théologie ?

Réponse : Peut-être au minimum, une attention de la part de ceux qui pratiquent la théologie aux représentations du monde données par les scientifiques aujourd'hui. Donc, une attention et un respect de la part des théologiens pour l'acquis de la science, avec l'idée qu'on sera d'accord éventuellement pour reformuler certains discours théologiques  autrement, pour qu'ils soient homogènes aux représentations du monde d'aujourd'hui. Mais cela ne doit pas être en sens unique. Le scientifique lui-même doit refaire le chemin. Il doit accepter de la part des théologiens le fait que les théologiens les remettent en question, que ce soit au niveau de certaines prétentions philosophiques. Par exemple, le théologien peut avoir un rôle important pour critiquer les visions scientistes de la communauté scientifique. Et là, le scientifique devrait admettre d'être remis en question par le théologien. Également, au niveau éthique, parce que s'il y a un lieu important de dialogue science-foi, c’est bien, celui-là. Le choc entre les valeurs du monde chrétien et un certain nombre des pratiques de la communauté scientifique peuvent  heurter la dignité de l'homme, le respect de la vie, etc. Je pense que là aussi, il y tout un chemin de la part des scientifiques, d'ouverture à une autre parole, de sens  à une autre parole morale, si l’on veut.

Question : Est-ce que vous pensez que la science ou la technique ont une échelle axiologique intrinsèque, c'est-à-dire des valeurs du bien et du mal dans l’intérieur de la science ? Ou la science doit- elle nécessairement collaborer avec certaines valeurs éthiques ?

Réponses : On peut dire que certaines choses sont neutres éthiquement dans la science, par exemple les théorèmes  mathématiques. Mais, par contre, il peut y avoir dans la science, dans le projet soit de compréhension par la réduction soit par l'analyse. Il peut y avoir des erreurs-germes générant un certain nombre de dangers. On ne peut pas dire que la science soit mauvaise, mais elle est une arme, d'une certaine manière. Une arme qui peut être utilisée pour le bien, mais aussi pour le mal. Mais, certaines caractéristiques de la démarche scientifique peuvent être potentiellement dangereuses. Donc, on peut dire que la science peut être éthiquement neutre, mais elle peut porter en elle certaines choses qui peuvent dériver. Il y a dans la science aussi des valeurs positives : la recherche de la vérité scientifique. Il y a un certain nombre de valeurs qui sont intrinsèquement positives, et qui pourraient être le lieu d'une rencontre avec le théologien, ou avec le philosophe. Plus il y a de valeurs, mieux c’est ! Un discours sur les valeurs est important.

Question : On a un peu la sensation que la science regarde la théologie comme ayant d’une certaine manière un  manque de raison, de rationalité. Je vous pose bêtement  la question : y-a-t-il  pour vous une place de rencontre entre la théologie et la science en ce qui concerne la raison ou la rationalité? Et comment nous pouvons designer la rationalité côté scientifique ou côté théologique et s’il y a compatibilité entre les deux ?

Réponse : Je pense qu’il y a une même raison et des usages de la rationalité différents. Il est clair que le critère de scientificité qui définit la méthodologie scientifique, la répétabilité, le caractère quantitatif des mesures  etc... ne se retrouvent pas totalement au niveau théologique. Mais certaines exigences scientifiques se retrouvent en théologie, par exemple, le fait que je dois, dans la théologie, ne pas commettre de contradictions massives, être toujours en accord avec l’Ecriture sainte, avec la Tradition des Pères, etc…

Question : Et ça c’est extrêmement difficile. Chercher la communion d’esprit avec les Pères de l’Eglise, redécouvrir et vivre aujourd’hui l’esprit des Pères dans le contexte scientifique et technique de notre époque, cela entraîne des difficultés peut-être identiques qu’à celles de l’époque helléniste. Comment dépasser les difficultés et comment trouver le vrai esprit de l’Eglise ? C’est la question que se posent les personnes qui s’impliquent dans l’Eglise. En tant que scientifique, comment pouvez-vous nous aider dans la compréhension de cette démarche ?

Réponse : Bon, comme vous le dites très bien, les critères de rigueur de la théologie ne sont pas les mêmes. Je pense que ce serait évidemment une réduction d’aller appliquer les mêmes critères des sciences de la nature qu’en théologie, là où je crois que le théologien doit lui, finalement avoir une certaine rigueur. Donc, je pense que le théologien doit à la fois avoir un grand contact avec Dieu dans la prière, dans la liturgie. Un théologien qui serait complétement sorti de cette atmosphère de prière, de l’Eglise, ne ferait plus de la bonne théologie, ne ferait plus de la théologie. Donc, jusqu’à un certain point, le théologien doit être exigent rationnellement, mais en même temps il doit donner du sens au discours qui lui n’est plus de l’ordre de la mesure, du calcul,  mais plutôt du discours situé au niveau de la parole confiante, de l’authenticité, dont le contenu peut aider dans la mesure où il apporte de la méthode, de la rigueur, etc... mais à un certain moment il doit laisser la place aussi à une autre modalité de présence. La raison du cœur, et non pas seulement la raison de la géométrie. Pas seulement l’ordre de la nature, mais l’ordre du cœur.

Question : Oui, mais selon la science, le cœur n’existe pas. Je plaisante, mais ça exprime quelque chose.

Réponse : Oui, bien sûr. Mais il y a une complémentarité : l’intelligence qui cherche à comprendre la foi et la foi qui éclaire l’intelligence. Mais, chacune de ces deux approches ont une visibilité et leur authenticité propres.

Question : A présent, il y a besoin d’une nouvelle apologétique. On sent, tout d’abord que c’est un fiasco total au niveau des apologétiques dites classiques. Deuxièmement, parce que toujours les chrétiens se sont exprimés dans des milieux sociaux concrets dans l’histoire. Donc, aujourd’hui, nous avons d’exprimer notre foi en employant l’instrumentaire contemporain. Donc, pour les jeunes qui veulent découvrir la relation science et théologie, qu’est-ce que vous pouvez indiquer comme programme de développement ? Que doivent-ils  faire ? Doivent-ils poursuivre des études. Ceux qui font les études techniques doivent-ils faire de la théologie, s’investir dans l’Eglise,  je ne sais pas ? Si vous avez des idées qui peuvent concerner un développement sérieux, même professionnel, j’ose dire, d’apologétique contemporaine ?

Réponse : Moi je dirais que c’est difficile de donner un programme comme ça dans le détail mais l’exigence, à mon avis, importante, serait de faire croître progressivement et au même niveau, la formation religieuse et la formation scientifique. Le grand risque est de faire d’abord une formation scientifique, et puis alors après essayer de faire un peu de culture religieuse, ou bien faire uniquement des études religieux très poussés, et puis faire un peu de science. Je crois que celui que veut vraiment aborder le problème « science et fois » doit faire croître progressivement, et au même niveau son niveau de connaissance scientifique et religieuse. Par exemple, dans le domaine de l’éthique, c’est la même chose, il ne faut pas attendre la fin des études scientifiques pour poser le problème éthique. Pourquoi ? Parce qu’au but des études scientifiques le jury dit : ah, mais je ne vois pas en quoi la question éthique est importante ! Cela sera déformé par un esprit qui a éliminé l’éthique scientifique. Par contre, si à tous les niveaux on essaye de comprendre que la science pose des questions auxquelles elle ne peut pas répondre, mais qui peut trouver des réponses dans d’autres registres de la rationalité, alors là ce sera très précieux. Donc, moi je vous donnerais comme conseil de développer systématiquement et en parallèle les deux formations.